LANGUES. “Cher Albert Poulain…”

LANGUES Cher Albert Poulain | peuplebreton

Après les actions d’une “brigade” clandestine début 2023 contre des panneaux d’entrée de villes en breton en Haute-Bretagne, le Redonnais Jean Boidron a voulu écrire ce texte en hommage à Albert Poulain, collectionneur, chanteur et conteur du pays de Redon . Il explique pourquoi donner son nom à cette brigade lui semble des plus inappropriés.

TRIBUNE. Cher Albert, que je respecte énormément pour tout ton travail, ton partage de convictions et tous tes engagements. Vous êtes depuis longtemps un compagnon de route. J’ai aimé ton verbe fort et ton sale caractère, tes éclats épidermiques parfois et souvent tes coups d’épée dans l’eau. Tu n’as pas su rester calme vis-à-vis de ce qui te hérissait.

Je me souviens de t’avoir invité dans mon cours, où tu es venu en maugréant à propos de ” c’est la première fois que l’Education Nationale s’occupe de la culture populaire… » Et puis tu t’es pris au jeu devant les enfants pendant 3 heures, avec une « récréation » interminable où chaque enfant venait te demander une dédicace. Et à chacun tu as écrit quelques vers en rimes qui lui étaient adressés. Je vous ai vu livres. De tous ces petits qui sont tombés amoureux d’un « vieux » qui leur parlait enfin leur langue… Celle de la famille et des grands-parents, celle d’où ils venaient. Une autre fois, dans mon cours de « contes » avec Jean-Pierre Mathias. Vous aviez de nouveau fasciné les enfants 2 heures de temps avec de magnifiques histoires qu’ils se sont appropriées pour leur raconter à tour de rôle. Aux autres. La pure et douce tradition. Un grand moment !

Vous êtes un « cobaye à moitié » comme on dit à la maison pour se définir. Le résultat d’un délicieux et long mélange qui fait de nous ce que nous sommes. De retour de Paris pour trouver et travailler sur les sources. Pipera La Galette

Aujourd’hui pourtant, nombreux sont ceux qui se réfugient dans des postures « identitaires » voire de « race pure » qui seraient à nouveau menacées par l’immigration du « grand remplaçant ». Ces gens du front n’ont jamais compris que la Bretagne est avant tout une affaire de citoyenneté. Et pas toujours de sang mêlé, mais de terre à partager. Le mélange de tous les mondes est toute son histoire ! Et c’est sa force. Une Terre au bout du monde et au carrefour de tous les échanges.

D’où viens-tu ? D’où suis-je moi-même ? Qui pourrait le dire ? Ils m’ont toujours pris pour un Indien d’Amérique et ils appelaient mon père « le jaune ». Sûrement une vieille grand-mère qui aura « pris en défaut » un païen qui a fui les troupes arabes sous les coups de Charles Martel. Nos Noguès ou Péresse, ne renieront pas leurs origines espagnoles et la magnifique jeune demandeur le noir Yannick Martin – attaqué par ce pauvre cérébral du Lay, étrangement nommé Boris, prénom pas très breton, émigré de force et de conneries au Japon – font la fierté de cette culture bretonne qui s’est justement enrichie de tous ses apports. Et fait sa force bien au-delà des couleurs.

« Et nous, dont on connaît le nom goélands et cormorans,
A été banni de toutes les langues humaines,
De toutes les bibliothèques, de toutes les cartes terrestres,
Nous ouvrirons nos coeurs
Des paysans et pêcheurs à tous les peuples
De la planète terre
Et nous offrirons nos yeux au Monde.
»

C’était le grand Alan Stivell en 1974 à Dublin. Ce qui reste comme un credo humaniste toujours d’actualité. De plus en plus.

Alors quand j’apprends qu’une “brigade” – sous-entendu militaire à encéphalogramme plat s’il y en a un – veut s’appeler “Albert Poulain”, je me demande : vous ont-ils même demandé votre accord ? du fond de ton repos avant de prétendre être toi ? Ça pue encore, non ? Parce que j’étais là, moi, à ton enterrement et j’ai aussi chanté le Frère Gozh après la cérémonie. Comme tout le monde dans ce pays gallo qui évidemment se reconnaît breton : nous ne sommes ni mainiotes, ni angevins, ni poitevins. Je suis moi-même originaire d’Anjou et me suis reconnu comme citoyen breton. Une solidarité exceptionnelle qui doit servir de modèle à « l’Humanité qui se partage ».

Alors oui, la multiplication des enseignes en breton dans les villes de Haute-Bretagne me dérange. Ils l’ont demandé, c’est vrai. Peut-être en compensation d’un déficit identitaire ? Gwitreg, eh bien, pourquoi pas ? Roazhon ou Naoned idem, puisque ces noms existaient. Mais Reoz au lieu de Rieux, dont le nom latin ou plutôt gaulois de “Duretie” qui en celte signifie “le passage de l’eau”, le “gué” qui était bien là, et qui est désormais accepté par toute la population, ou Sant-Aelwez pour Saint-Dolay, j’ai du mal à l’accepter, comme tous les gens d’ici. Chez nous, c’est Ghém’në et même pas Penfao. Alors pourquoi pas Pennroz au lieu de Perros ? Simple symptôme que les « linguistes » autoproclamés n’ont aucune prise sur un terrain dont ils ne connaissent rien.

La presse fait grand cas de Gwitreg depuis que des pancartes y ont été volées. Mais peut-être faut-il aussi faire des actions brillantes dans un monde où c’est toujours « cause toujours » ? Après tout, ce n’est qu’une action symbolique et pacifique.

Malgré tout, revendiquer son nom est inique. Je ne crois pas que tu aurais fait ça ! Je ne sais pas qui c’est et je ne veux même pas le savoir.

Mais à quoi bon opposer gallo et breton dans un monde qui recule ? Ramener les panneaux à Carhaix comme si c’était une terre « étrangère », c’est un peu myope, non ? Rien n’oppose les deux « pays », sauf peut-être la capacité de parler d’une seule voix.

Et il me semble que les querelles de “plou” n’ont plus lieu d’être. Il reste aussi qu’il faut arrêter de prendre le pays Gallo comme une terre à reconquérir par des symboles toponymiques certes étymologiques mais si éloignés du monde qui l’habite…

Entreprise contre-productive s’il en est. Cela dit, ce sont aussi les municipalités qui le demandent : déficit identitaire certes comme je l’ai dit, mais l’enfer est pavé de bonnes intentions.

Bref. Pourrions-nous arrêter les conneries des deux côtés ? Je suis Gallésant de naissance ainsi que Breton de culture savante. Pour moi, c’est justement une chance de vivre dans une nation bicéphale et surtout citoyenne. Qui sait vivre toutes ses différences malgré les crétins “identitaires”. L’essence même de cet « Univers Breton » du grand Saint-Pol Roux.

Mon pauvre Albert… Que de bêtises commises en ton nom. Usurpé à mon avis car tu n’étais pas comme ça. Un vieux grincheux certes, mais un homme de partage et de générosité sans limite, dès que nous avions montré nos lettres de noblesse. Dormez en paix, on s’en occupe entre gens intelligents. Les cons, on les laisse sur le bord de la route. Je te parle de ce bout du monde que tu as quitté trop tôt pour vivre de l’autre côté et je sais que tu m’entends.